Pierre Izard
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La visite du ministre de l'Intérieur
En 1939, Pierre Izard (1905-1993) est le premier adjoint de la Mairie d’Argelès-sur-Mer. Comme le maire, Frédéric Trescases, il n’est officiellement averti que le 29 janvier 1939 de la création du camp d’Argelès-sur-Mer et assiste à sa mise en place. En sa qualité d’exploitant forestier, il sera sollicité par le chef du camp pour aider à la mise en place des premières baraques. En 1974, Pierre Izard publie dans la revue Massana ses souvenirs liés à l’implantation du camp. Un témoignage précis des premiers jours du camp. L’extrait publié ici concerne la venue d’Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, sur la plage d’Argelès-sur-Mer.
L’horizon se hérissait de poteaux ! Quelques toits de tôle brillaient au soleil de janvier…
Le 29, des milliers de réfugiés et de soldats entrent par Cerbère, Le Perthus, Saint-Laurent-de-Cerdans, Prats-de-Mollo, Bourg-Madame.
Des navires débarquent à Port-Vendres des civils et des marins. On annonce 30.000 personnes venant de Figueras, 14.000 se pressent vers le col d’Ares.
Par vapeur et balancelles, plus de 1.000 arrivent à Sète.
A Lamanère, la situation devient tragique !
Le 30 janvier on prévoit la création d’un camp de concentration pour les hommes valides et l’internement des troupes organisées. Le 31 est annoncé l’application du dispositif de guerre et l’arrivée des 50.000 hommes de troupe sous le commandement du Genéral Fagalde.
Pendant que s’accélère le rythme des arrivées, que toutes les mesures de contrôle à la frontière s’avèrent impossibles, que les quelques forces militaires et de police sont submergées avant d’être balayées, nous continuons, dans ce “camp” d’Argelès à planter des poteaux et poser des barbelés…
Pourquoi ces poteaux avec barbelés et même, au loin, ces poteaux sans fil, qui semblent uniquement plantés pour créer un paysage que BUFFET aurait aimé ? Passe pour les premiers, ceux qui soutiennent une clôture dans laquelle on peut parquer des hommes, mais les autres, isolés dans l’étendue de sable, jalons sans lien, pourquoi ?
Je n’ose plus poser la question.
Premier février.
L’aube glacée mouille le camp sous le manteau des fumées qui s’écrasent.
En arrivant au rendez-vous matinal quotidien, le commandant m’accueille avec un large sourire et tout à trac déclare :
“Nous aurons aujourd’hui la visite du Ministre de l’Intérieur. Il verra le camp… Vous comprenez maintenant : des poteaux, du barbelé, des hectares clôturés…”
Et oui. C’était bien ça, pour créer le paysage !
Le Ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, vint dans la voiture préfectorale qui s’arrêta là où finissait la route empierrée, à l’entrée du camp, où l’on marchait sur des madriers posés à même le sable. Court, lourd, les jambes gourdes, à la fin des madriers, il tâta le sol de sa canne et fit quelques pas prudents sur le sable.
Ses souliers bas et vernis n’étaient pas à l´épreuve de ce sol incertain. Il salua du chapeau, serra les mains, et n’alla pas plus loin. Il vit les baraquements dans la première enceinte et des poteaux… jusque très loin au Nord, des poteaux signalant des clôtures. Il ne vit pas les détails à travers ses lunettes aux verres épais.
Désarmé parce qu’incapable de marcher sur le sable, le Ministre de l’Intérieur s’en retourna à pas menus vers la voiture, redistribua des poignées de mains, salua, et s’enfuit ! Il lui tardait sans doute d’être seul pour délacer ses souliers bas et secouer les insidieux grains de sable qui blessaient ses orteils ministériels.
Le ministre de la santé, Marc Rucart, l’accompagnait.
Le Maire d’Argelès, non averti, n’était pas là.
A Perpignan, le Ministre déclara avec la même énergie qu’il avait un jour employée à affirmer qu’il ne tolérerait pas la menace des canons allemands sur Strasbourg : “Les femmes et les enfants, on les reçoit, les valides on les renvoie, les blessés on les soigne”.
Avant de voir Argelès, il était passé au Perthus, à Bellegarde, à Prats, à Arles et dit : “Je m’attendais à des visions d’horreur, des choses hallucinantes, j’ai vu que l’ordre était parfait, et que les dispositions étaient prises pour parer à toute éventualité ; je suis satisfait”.
Après son passage à l’entrée de notre camp, il ajouta que le “camp” d’Argelès où seraient rassemblés avant d’être réexpédiés en ESPAGNE les hommes récupérés, était entouré de barbelés, que 500 soldats espagnols qui s’y trouvaient déjà continuaient la pose des fils de fer et construisaient des baraquements.
Le commandant Boutillon m’avait ainsi démontré sa compétence. Mais tout restait à faire !…
Le 6 février, Albert Sarraut rendit compte de son voyage au Président du Conseil Daladier ; il dit, en substance :
“La plage d’Argelès, longue de 10 kilomètres, a été divisée en rectangles d’un hectare, entourés de barbelés qui seront occupés chacun par 1.500 miliciens. Les hommes, auxquels sera fourni le matériel nécessaire creuseront des puits et se construiront des habitations de fortune. Une discipline militaire extrêmement sévère sera appliquée dans ces sortes de lotissements”.
On attendait 100 à 140.000 hommes de l’armée républicaine qui avec femmes, enfants et civils devaient donner un total de 300.000 réfugiés.
Extrait de Pierre Izard, la petite histoire d’Argelès-sur-Mer, in Massana n°21, 1974, pp124-125
Visite d’Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, (au centre tenant une canne) ici au Perthus le 31 janvier 1939 accompagné par le préfet des Pyrénées-Orientales Raoul Didkowski à sa droite et de Marc Rucart, ministre de la Santé, à sa gauche. Archives départementales des Pyrénées-Orientales. Fonds Chauvin, 27Fi45