Roc d’Almenara
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L'entrée au camp
Journal d’un réfugié catalan. En 1943, Jordi Arquer (1906-1981) publie au Mexique le récit d’un réfugié le "Journal d'un réfugié catalan" écrit par Roc d’Almenara. Un parcours qui débute au camp d’Argelès-sur-Mer en février pour finir au camp de Saint-Cyprien en septembre 1939 en passant par Perpignan, Toulouse, Paris et la Dordogne. Jordi Arquer, homme de lettre et homme politique, fondateur du Parti Communiste Catalan en 1928 puis figure du P.O.U.M, n’en dira jamais plus sur l’auteur de ce manuscrit inachevé.
A la nuit tombée, un flot d’hommes s’avance jusqu’à la colonne des gendarmes qui doivent procéder au filtrage. Dans un vacarme de cris, sifflets, porte-voix, moteurs, chacun de nous passe devant un gendarme chargé de confisquer les armes blanches et à feu. Mais l’opération est si sommaire que l’on peut généralement les conserver sans problème.
Nous parvenons dans l’enceinte du camp, entourée d’un barbelé. Un grand espace de sable avec quelques buissons. Des bûchers projettent leur lueur vacillante sur les groupes chancelants, à la recherche d’un endroit où se poser. On décide en général de rassembler des buissons pour allumer un feu, s’asseoir autour et dîner des restes qui subsistent de la traversée.
Vision dantesque. Les flammes emplissent le camp d’une lumière fauve, les colonnes de fumée s’élèvent dans la noirceur du firmament et les ombres des hommes en mouvement s’étirent convulsivement sur le sable. Il faut trouver une solution pour se reposer. Avec les valises et les paquets, nous formons un rempart du côté où souffle le vent froid, étirons deux couvertures à terre, nous y étendons côte à côte à six ou sept pour mieux garder la chaleur, et nous recouvrons de deux autres couvertures. Ceux qui possèdent gants et béret les mettent. Quand nous sommes installés enfin et prêts à fermer les yeux pour dormir, un camarade s’approche de nous, affolé, parce qu’il n’a pas d’abri pour la nuit. Il est au désespoir. Nous nous serrons un peu plus et il peut s’entasser sur notre couche.
Les rafales d’air froid ouvrent nos yeux et nous constatons qu’ils sont nombreux à rester autour des feux, incapables de dormir dans cette tempête. Vers le matin, les pieds et le nez gelés nous signalent que la couverture est tapissée d’une fine couche de gel..
La lueur du jour éloigne peu à peu les ténèbres pour laisser paraître, par-dessus le brouillard et les nuées de l’arrière-plan, le Canigou tout rose. Impassible et majestueux, il capte déjà les rayons du soleil lorsque le camp se met en branle. En nous levant nous devons nous forcer à bouger, faire quelques pas ou nous donner des coups. Des feux s’allument alentour et chacun mange ce qu’il a ou ce qu’on lui donne. Une rumeur naît à propos d’hommes que l’on aurait trouvés morts de froid.
Le jour passe dans le désarroi général. Les autorités françaises ne distribuent rien à manger, les plus malchanceux doivent jeûner. Tout ce que l’on peut obtenir est l’eau qui coule des bonbonnes enfoncées dans le sable ; elle est salée et agresse l’estomac.
Grand remue-ménage d’un quartier à l’autre – le camp est divisé en plusieurs enceintes, séparées par du barbelé, sauf du côté qui sert de porte – et grande affluence à l’entrée principale où les gendarmes repoussent grossièrement les hommes venus quémander un renseignement. Les soldats sénégalais, baïonnette au canon, montent la garde dehors. Quelques mutilés errent autour de la demi-douzaine de baraques qui leur est réservée.
Extrait de Roc d’Almenara, Journal d'un réfugié catalan, préfacé et traduit du catalan par Christine Guinard, éditions Mare Nostrum, Perpignan, 2012, 70 p.
Entrée du camp d’Argelès-sur-Mer, février 1939. Archives départementales des Pyrénées-Orientales. Fonds Auguste Chauvin, 27Fi161